Syrie entre justice et chaos

Prision Cells at Old Idaho Penitentiary in Boise, Idaho

La Syrie émerge d’une décennie de guerre comme un corps brisé dont les blessures n’ont pas fini de suppurer. À Homs, à Damas, dans toutes les villes et campagnes du pays, le fracas des armes a laissé place à un calme fragile, un silence saturé de rancœurs et de peurs. La chute du régime de Bachar Al-Assad n’a pas suffi à effacer cinquante ans d’un pouvoir qui a modelé l’esprit et le quotidien des Syriens. Aujourd’hui, alors que l’ordre ancien s’effondre, le pays s’avance sur un fil, entre justice et vengeance, entre reconstruction et effondrement total.

Les scènes qui se jouent dans la province de Homs rappellent étrangement les heures troubles de la Libération en France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Comme dans l’Hexagone de 1944, un régime qui s’est maintenu par la terreur a chuté, laissant derrière lui des milliers de partisans, des opportunistes, des criminels et des anonymes pris au piège d’un monde qui bascule. À l’époque, la France a connu son « épuration », menée d’abord dans le chaos des règlements de comptes, puis encadrée par une justice qui devait, autant que possible, rétablir une nation fracturée. Mais la Syrie, elle, a-t-elle les moyens de maîtriser ses propres démons ?

À Homs, ville symbole où la révolte a embrasé le pays en 2011, les arrestations se multiplient, les soupçons s’étendent, les accusations de collaboration pleuvent. La ligne est mince entre justice et arbitraire, entre la nécessité de solder les comptes d’un passé sanglant et le risque de plonger dans un cycle sans fin de persécutions. Les témoignages qui affluent disent une peur diffuse, une instabilité qui gangrène les rues, des enlèvements, des exécutions, des règlements de comptes qui ne disent pas leur nom. La mémoire de la guerre est encore vive, et dans un pays où chacun a dû choisir son camp, l’idée même d’un pardon collectif semble inaccessible.

Mais si l’histoire offre des parallèles, elle souligne aussi des différences fondamentales. Car la France de l’après-guerre pouvait s’appuyer sur une économie encore solide, sur des institutions prêtes à être rétablies, sur un tissu social affaibli mais pas détruit. La Syrie, elle, ne peut compter sur rien de tel. Son économie est en ruines, son industrie exsangue, son agriculture moribonde. La corruption, qui sous l’ancien régime était un poison lent, s’est transformée en système d’extorsion généralisé, vidant l’État de ses maigres ressources.

Dans les rues de Damas, les jeunes survivent comme ils le peuvent, vendant du pain revendu à la sauvette ou cherchant un emploi inexistant. Les salaires, même augmentés, ne permettent pas de vivre dignement. L’électricité est une denrée rare, le carburant s’échange au marché noir, et la population oscille entre espoir et résignation. L’Union Européenne a levé certaines sanctions, espérant que ce geste aide à stabiliser un pays au bord du gouffre. Mais sans un plan de reconstruction économique, sans un investissement massif, la Syrie ne pourra sortir de cette torpeur qui la condamne à l’exode de ses forces vives.

C’est pourtant vers un tout autre horizon que se tourne désormais le nouveau gouvernement de Damas. Le Qatar, par la visite de son émir, a annoncé son intention de financer l’État syrien, permettant le paiement des salaires et injectant une bouffée d’oxygène immédiate dans une économie à l’agonie. Mais ce soutien ne vient pas sans contrepartie. Doha, en finançant le régime issu de la rébellion, entend influencer la réorganisation du pays et promouvoir une vision sociale plus conservatrice, moins ouverte aux principes qui fondent l’Europe.

Ce soutien qatari marque une ligne de fracture claire entre deux visions du futur syrien : l’une, ouverte sur le monde, tournée vers la modernisation et le rétablissement d’une économie viable ; l’autre, enfermée dans des logiques idéologiques qui risquent d’exacerber les tensions et d’alimenter une société où la liberté individuelle se dissout dans le contrôle religieux et politique.

L’Union Européenne, confrontée à l’exode syrien, aux flux migratoires qui traversent déjà la Méditerranée, ne peut rester simple spectatrice. Elle doit peser sur l’avenir syrien, non par la force, mais par l’économie, par des investissements, par des alternatives à l’emprise de puissances qui n’ont d’autre ambition que d’établir leur influence sur les ruines d’un pays meurtri. Car sans redressement économique, il n’y aura ni justice, ni paix. Seulement une interminable répétition du chaos.

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