Depuis plus d’un an, la Géorgie traverse une crise politique majeure qui ne cesse de s’aggraver. Ce petit pays du Caucase, longtemps présenté comme l’un des élèves modèles du Partenariat oriental et massivement attaché à son avenir européen, est aujourd’hui engagé dans une dérive autoritaire rapide. À l’origine de cette rupture : les élections législatives contestées d’octobre 2024, remportées par le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, puis la décision brutale, annoncée en novembre, de suspendre le processus d’adhésion à l’Union européenne. Ce choix a provoqué un choc profond dans une société où près de 80 % de la population se déclare pro-européenne.
La réponse du pouvoir a été immédiate et méthodique. Les manifestations quotidiennes qui se tiennent depuis fin 2024 ont été progressivement étouffées par un arsenal répressif inédit depuis l’indépendance du pays. Arrestations massives, usage de produit toxique contre les manifestants, durcissement des peines pour participation à des rassemblements non déclarés, amendes disproportionnées, restrictions sévères de la liberté d’expression : chaque espace d’autonomie a été ciblé. Les médias indépendants ont fait l’objet de centaines d’attaques et de poursuites, les ONG ont été entravées par des lois inspirées des modèles russes sur l’« influence étrangère », et la justice, largement inféodée au pouvoir, a ouvert des procédures contre les organes de surveillance électorale.
L’opposition politique a été particulièrement visée. Plusieurs de ses figures majeures sont aujourd’hui en prison ou en exil, tandis que des démarches sont engagées pour interdire purement et simplement les principaux partis d’opposition. Cette stratégie vise à éliminer toute alternative crédible et à verrouiller durablement le paysage politique. Pourtant, malgré la fatigue, la peur et l’abattement, la société civile continue de résister. Étudiants, universitaires, journalistes, simples citoyens descendent encore dans la rue, convaincus que renoncer à l’Europe reviendrait à accepter une mise sous tutelle politique et stratégique par la Russie.
Face à cette dérive, l’Union européenne n’est pas restée totalement passive, mais ses réponses ont montré leurs limites. Bruxelles a suspendu l’aide financière directe au gouvernement géorgien, gelé plus de 120 millions d’euros de financements, mis fin à son soutien à l’armée et réduit drastiquement les contacts politiques avec les autorités, tout en augmentant son soutien à la société civile et aux médias indépendants. Des mesures symboliques ont également été prises, comme la suspension de l’exemption de visa pour les diplomates géorgiens et l’attribution du prix Sakharov à une journaliste emprisonnée.
Ces décisions n’ont cependant pas permis d’infléchir la trajectoire du régime. La raison principale tient aux divisions internes de l’Union européenne. Toute sanction ciblée nécessite l’unanimité des États membres, or certains pays, notamment la Hongrie et la Slovaquie, bloquent toute initiative coercitive. Cette incapacité à parler d’une seule voix affaiblit considérablement la crédibilité de l’Union et renforce le sentiment d’impunité du pouvoir géorgien. À mesure que le temps passe, la perspective européenne, pourtant inscrite dans la Constitution géorgienne, se transforme en horizon abstrait, tandis que le pays se rapproche de la Russie et de la Chine sur les plans politique et économique.
Pourtant, des marges d’action existent encore. L’Union européenne pourrait adopter des sanctions ciblées contre les dirigeants du Rêve géorgien et leurs soutiens financiers, à commencer par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, qui exerce une influence déterminante sur le pouvoir. Des gels d’avoirs, des restrictions de visas et des mesures contre les réseaux économiques liés au parti au pouvoir constitueraient des signaux clairs, sans pénaliser la population. L’UE pourrait également conditionner plus strictement toute coopération économique ou commerciale à des avancées concrètes en matière d’État de droit et de libertés fondamentales.
Au-delà des sanctions, l’enjeu est politique. Soutenir la liberté du peuple géorgien, c’est défendre la stabilité du continent européen et la sécurité de ses frontières orientales. La Géorgie occupe une position stratégique clé entre la mer Noire, le Caucase et l’Asie centrale. Son basculement durable dans une sphère autoritaire prorusse affaiblirait l’ensemble de l’architecture européenne de sécurité. Pour la France comme pour l’Union européenne, il ne s’agit donc pas seulement d’un dossier périphérique, mais d’un test de crédibilité : celui de la capacité de l’Europe à défendre ses valeurs lorsqu’elles sont directement menacées.
La crise géorgienne rappelle enfin une réalité essentielle : la démocratie ne se consolide jamais définitivement. Elle se défend, parfois au prix de luttes longues et coûteuses. En Géorgie, cette lutte est aujourd’hui portée par une société civile courageuse, qui attend de l’Europe non des paroles, mais des actes.
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