Turquie, un choix entre grandeur et justice

La Turquie avance ses pions dans une région où elle semble plus assurée que jamais, tout en restant prisonnière de ses propres contradictions. Dans le Caucase, elle a réussi à marginaliser la Russie, épuisée par la guerre en Ukraine, et s’est imposée comme un médiateur central entre Bakou et Erevan. Ce succès diplomatique symbolisé par la rencontre d’Erdogan et de Pachinian à Istanbul confirme la montée en puissance d’Ankara comme acteur régional incontournable. Mais derrière cette réussite extérieure se cache un équilibre précaire, menacé à la fois par l’instabilité syrienne et par les tensions croissantes avec Israël.

En Syrie, le scrutin d’octobre a mis en scène un pays à la recherche de stabilité après des années de guerre et de transition. Le nouveau Parlement, dominé par des figures locales et technocratiques, donne l’illusion d’un renouveau. Mais la réalité est celle d’un patchwork politique où la Turquie joue désormais un rôle structurant. Dans le nord, Ankara a transformé sa présence militaire et économique en influence politique durable : financement d’infrastructures, soutien à des notables locaux, investissements dans la reconstruction d’Alep. Ce soft power assumé s’accompagne d’un contrôle de fait sur des territoires où le drapeau syrien ne flotte plus que symboliquement. Damas, sous la présidence transitoire d’Ahmed al-Charaa, doit composer avec cette emprise turque, au risque d’abandonner une partie de sa souveraineté.

À cela s’ajoute la pression permanente des frappes israéliennes contre des positions iraniennes, qui entretient un climat d’instabilité chronique et fragilise toute tentative de reconstruction. Dans ce jeu à plusieurs bandes, la Turquie, proche du Qatar et soutien politique du Hamas, se retrouve sur une ligne de crête périlleuse : son engagement en faveur de la cause palestinienne la place en première ligne d’une confrontation régionale qu’elle ne contrôle plus. L’attaque israélienne de septembre à Doha, qui a visé des responsables du mouvement islamiste, a rappelé la porosité entre ses ambitions diplomatiques et les risques d’escalade militaire.

Sur le plan intérieur, le contraste est saisissant. Tandis qu’Ankara tente de s’affirmer comme puissance stabilisatrice à l’extérieur, le pays traverse une période d’incertitude politique et économique. L’arrestation d’Ekrem Imamoglu, principal opposant au président Erdogan, a cristallisé une colère diffuse : celle d’une population fatiguée par la répression, les inégalités et la cherté de la vie. Les manifestations se multiplient, les procès se succèdent, et le pouvoir s’enferme dans une logique de confrontation qui rappelle les heures les plus sombres du mouvement de Gezi.

Sur le front économique, les signaux se dégradent à nouveau. Après quinze mois de ralentissement, l’inflation est repartie à la hausse en septembre, atteignant 33,29 %, contre 32,95 % en août. Cette reprise, plus forte qu’attendu, traduit une fragilité persistante : les prix flambent dans les transports, la communication et surtout l’éducation, où la hausse dépasse 66 %. Si l’inflation de base recule légèrement à 32,54 %, le pouvoir d’achat continue de s’éroder, alimentant un malaise social profond. La stabilisation promise par le gouvernement paraît hors de portée tant que les politiques monétaires restent subordonnées à la logique politique.

Le dossier kurde, enfin, illustre cette tension entre ouverture et contrôle. Le retrait du PKK et son engagement à défendre désormais les droits des Kurdes par la voie démocratique pourraient marquer une étape historique. Mais le scepticisme demeure : l’AKP acceptera-t-il de transformer cette trêve en véritable réconciliation ou continuera-t-il d’instrumentaliser la question kurde à des fins sécuritaires ? Le sort des partis pro-kurdes sera un test décisif pour mesurer la sincérité de cette transition.

La Turquie de 2025 vit ainsi sur un fil. Sa diplomatie ambitieuse masque de moins en moins les fissures d’un régime fragilisé. Puissance régionale agile mais intérieurement sous tension, elle avance dans un environnement où chaque succès extérieur accroît la pression interne. Et si l’avenir d’Erdogan ne se joue plus dans les montagnes du Caucase ni dans les ruines d’Alep, il se décidera sans doute dans les rues d’Istanbul et d’Ankara — là où s’exprime, de plus en plus ouvertement, la lassitude d’un peuple qui demande moins de grandeur et plus de justice.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.