La Russie confrontée à un « moment 1917 » ?

Dans une guerre où l’histoire est constamment convoquée pour justifier le présent, la Russie de Vladimir Poutine semble enfermée dans son propre récit. À Koursk, comme dans l’ensemble du pays, les discours sur la « Grande Guerre patriotique » sont ressuscités pour légitimer l’invasion de l’Ukraine. Le Kremlin puise dans la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale pour présenter le conflit actuel comme une lutte contre un ennemi fasciste, et pour exiger de la population un même degré de dévouement à la patrie. La population, dans son ensemble, adhère encore largement à ce récit, par conviction ou par réflexe. Mais sous la surface, les contradictions entre la propagande et la réalité vécue deviennent de plus en plus visibles.

Le décalage est manifeste à Soudja, ville frontalière occupée par les forces ukrainiennes en août 2024 et reprise par l’armée russe au printemps 2025. Le spectacle patriotique orchestré au cirque municipal de Koursk – déguisé en « parade de la victoire » – contraste violemment avec les sirènes d’alerte, les campagnes minées, l’afflux de réfugiés et la défiance populaire à l’égard des autorités locales, accusées de corruption et d’incompétence. La promesse de grandeur nationale se heurte au chaos du quotidien.

Pourtant, le socle d’adhésion au régime ne s’est pas entièrement effondré. La classe moyenne moscovite, bien que mieux informée, continue majoritairement à soutenir la ligne du Kremlin. Le patriotisme fonctionne encore comme une valeur-refuge, tandis que l’hostilité envers l’Occident reste alimentée par vingt ans de propagande étatique. Mais une lassitude gagne du terrain, y compris parmi les partisans les plus fervents de la guerre. Un signal d’alerte est venu des chaînes Telegram pro-Kremlin, évoquant pour la première fois un possible accord de sortie avec un retour de Donald Trump. La fiction d’une victoire totale s’effrite ; l’idée d’une négociation émerge comme une option crédible.

Militairement, l’équation devient critique. Malgré des avancées sur le terrain, la Russie ne parvient pas à infliger un coup décisif. L’Ukraine démontre une capacité de frappe stratégique allant jusqu’à la Sibérie. Le temps ne joue plus nécessairement en faveur de Moscou. Dans ce contexte, une offensive militaire majeure durant l’été est envisagée comme un ultime coup de force pour redéfinir les termes de la guerre ou resserrer l’unité nationale.

Mais les ressources s’épuisent. L’économie, totalement militarisée, ne peut tenir sans accès à des financements et à des débouchés internationaux. Deux options émergent : la négociation avec les États-Unis, par le biais d’émissaires trumpistes, ou un rapprochement structurel avec la Chine. Moscou propose à Pékin un accès privilégié à ses gisements miniers, à ses routes arctiques, à ses infrastructures logistiques. La souveraineté devient une monnaie d’échange. Pour continuer à fonctionner, l’État russe doit céder ce qu’il lui reste d’autonomie économique.

Le paradoxe est cruel. En cherchant à restaurer la puissance russe par la guerre, Vladimir Poutine s’est enfermé dans une dépendance croissante envers les puissances qu’il voulait écarter. L’histoire, manipulée à des fins de domination, semble aujourd’hui se retourner contre lui. Comme en 1917, un régime épuisé par la guerre, fragilisé par les réalités internes, pourrait découvrir que le récit héroïque ne suffit plus à gouverner un peuple qui doute.

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